Une affaire de lait mouillé

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Le 11 Décembre 1947, dans le journal Ouest France, paraît l'article suivant :


GORRON

Grave affaire de mouillage de lait

Deux laitiers gorronnais sont inculpés

On a peine à s'imaginer qu'aussi grave affaire puisse surgir à Gorron.
Depuis quelques temps, même aux agents de l'autorité, on ne se gênait plus pour vendre du lait frais contenant des doses insoupçonnées d'eau. Mais à la fin tout a été découvert.
Nos gendarmes s'étant aperçus du fait et ayant procédé a une première analyse fort concluante, firent appel à l'inspecteur des fraudes. A la suite d'une enquête effectuée par cet agent qualifié, Mmes Lepouriel Pierre et Foisnet François, ont été incriminées et se sont vues dresser procès-verbal.
Il est inadmissible qu'on puisse vendre de l'eau à 17 Fr. 50 le litre aux nourrissons... Où va donc s'arrêter l'esprit de lucre et de cupidité ?




Je me suis particulièrement intéressée à  Mme François Foisnet pour deux raisons : la première est qu'elle est une de mes collatéraux et la seconde c'est qu'elle ne s'est pas laissée faire.

En effet, le 10 Juillet suivant, le journal m'apprends qu'elle a 43 ans, qu'elle réside à "La Cour", en Gorron mais surtout, qu'une expertise à ramené le taux de mouillage du lait de 28% à 23 % et que l'affaire sera jugée le 21 Juillet suivant.

Le 23 Juillet, naturellement, je retrouve un nouvel article concernant Marie Roussel, épouse Foisnet. Ce nouvel article nous rappelle brièvement les faits, la plainte initiale provenant d'un client, les certificats vétérinaires fournis par Marie, concernant l'état de santé des vaches mais aussi la contre-expertise demandée par le tribunal, auprès de 3 vétérinaires de Rennes.

Le 28 Mai 1949, soit près d'un an et demi après le premier article, Marie est déclarée coupable. Voici l'article qui énonce la condamnation :

Une affaire de mouillage de lait à Gorron

Le tribunal correctionnel de Mayenne a jugé le 21 juillet dernier une affaire de lait mouillé dans laquelle étaient poursuivie Mme Marie Foisnet, 43 ans, cultivatrice à La Cour. Mme Foisnet a toujours nié avoir mouillé le lait qu'elle vendait, alors que l'analyse avait décelé un mouillage de 28 %. Devant ses dénégations et à la demande de l'avocat le tribunal avait désigné comme experts trois docteurs vétérinaires de Rennes afin que ceux-ci puisent dire si comme le prétendait l'accusé l'affaiblissement du lait pouvait être dû à une épidémie d'avortement sévissant sur ses vaches. 

M. le Président fait remarquer que les experts ont été formels dans leurs déductions et il demande à la femme Foisnet comment elle explique le mouillage. Mme Foisnet maintient ses dénégations cependant que M. le Président cite des cas précis pris dans les propres déclarations de la prévenue, celles-ci portées au procès-verbal de la gendarmerie. 
M. le Procureur de la République dit que la mauvaise qualité du lait n'est pas due à des causes naturelles mais qu'elle a été provoquée volontairement. 

Le défenseur, Maître Branchu dit que sa cliente est une excellente mère de famille de 4 enfants et il ajoute : - On peut dire que le lait est anormal mais on ne peut pas prouver qu'il est mouillé, dit-il. 

Rendant son jugement le tribunal dit qu'il a la conviction de la culpabilité de la femme Foisnet et il la condamne à 4 mois de prison, à 1.000 Fr. d'amende*, à des insertions dans les journaux Ouest France, Mayenne Républicaine, Éclaireur du Maine, Nouvelle de  Bretagne. Chacune de ses insertions ne pouvant pas dépasser 5.000 Fr. Il la condamne également à l'affichage du jugement à la mairie et à l'habitation.
*L'amende réellement attribuée à Marie est de 100.000 Fr et non de 1.000 Fr., comme le prouve le dernier article parut sur cette affaire et que vous retrouverez plus bas. 

Décidément pas du genre à se laisser faire, Marie fait appel du jugement auprès de la Chambre Correctionnelle de la Cour d'Appel d'Angers. Le 20 Décembre 1949, soit 2 ans après le premier article, un nouveau jugement est rend, elle est condamnée à 2 mois de prison ferme, toujours l'affichage du jugement et les insertions dans les journaux. L'amende est passée, quant à elle, à 100.000 Fr.  

Une des insertions commandées par la justice parait le 6 Juillet 1951. 


                                      EXTRAIT D'ARRET                                                                                                                                                                                                                                                             Par arrêt contradictoire de la Cour d'Appel d'Anger (Chambre Correctionnelle) en date du 15 Décembre 1949, enregistré, la nommé ROUSSEL Marie, épouse FOISNET, née le 17 mai 1904, à Hercé, arrondissement de Mayenne (Mayenne), cultivatrice, demeurant à Gorron (Mayenne), déclarée coupable de fraude sur le lait, a été condamnée à la pein de deux mois d'emprisonnement et à celle de cent mille francs d'amende; par application des articles 1er, 3 et 7 de la loi du 1er Août 1905 et 463 du Code Pénal. Sur appel d'un Jugement du Tribunal Correctionnel de Mayenne qui l'avait condamnée à la peine de quatre mois d'emprisonnement et de cent mille francs d'amende. La Cour a, en outre, ordonné l'affichage d'un extrait du dit arrêt pendant une durée de sept jours à la porte du domicile de la condamnée et à la porte de la mairie de Gorron, et l'insertion d'un extrait identique dans les journaux "Ouest-France", "Mayenne Républicain", "L'éclaireur du Maine" et "Les Nouvelles", sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser cinq mille francs, et ce, aux frais de la condamnée.                                                                                          Vu au Parquet Général :                                                                                              Pour le Procureur Général,                                                                                          ILLISIBLE.                                                                                                          Pour extrait conforme :                                                                                                           LE GREFFIER                                                                                                                   ILLISIBLE


Quelques précisions au sujet de cette affaire : 

- Qu'est-ce-que le mouillage de lait ?
Il s'agit du fait d'additionner de l'eau (pure ou non) à du lait de traite. Parfois il ne s'agit que d'eau. Parfois, de l'eau d'un fossé, parfois il s'agit d'eaux blanches, c'est à dire des eaux de lavage de la laiterie.

- Que disent les articles cité dans l'extrait de jugement ? 
Le premier article déclare punissable les personnes qui tenteraient de tromper sur la composition, la qualité, le nombre etc... d'une marchandise vendue ou livrée... par un emprisonnement allant de 3 mois à 1 an et/ou d'une amende de 100 à 5 000 Fr.
Le troisième article parle des falsifications des produits et de la peine prononcée en cas de falsification ou de vente de produit falsifiés. Si ils peuvent être dangeureux pour l'homme ou les animaux "l'emprisonnement devra être appliqué, il sera de 3 mois à 2 ans et l'amende de 500 Fr à 10.000 Fr."
L'article 7 fixe les modalité d'affichage et d'insertion du jugement dans les journaux.
Pour plus d'informations, vous trouverez la loi en question ici
L'article 463 du Code Pénal, quant à lui, expliquait les modalités des peines encourues, leur réglements et éventuelles modifications. Vous pouvez le trouver ici pour la version ancienne ou là pour la version actuelle.

- Le mouillage de lait est-il récent ? 
En fait, c'est la découverte du mouillage qui l'est. Les tests de qualités du lait ne commencèrent vraiment que vers la fin du XIXè siècle et ne furent appliqués réellement systématiquement qu'à partir des années 1960.

- Était-ce fréquent ? 
A priori, je dirais oui. En furetant dans les archives du Ouest France, j'ai trouvé 27 condamnations entre 1910 et 1944, et ce n'est là qu'un échantillons des résultats que me proposaient le site (que je trouve assez peu pratique, soit dit en passant). 
Les taux de mouillage étaient aussi variables que les peines ou les condamnés : dans cet échantillon, les taux observés vont de 5 % à plus de 60 % d'eau.

- Pourquoi ? 
Outre le fait que cette fraude pouvait être rentable, il ne faut pas oublier le contexte. En ce qui concerne Marie, on est juste après la seconde Guerre Mondiale. Le lait vient alors à manquer et son prix entre 1938 et 1947 est multiplié par 8 ! Je vous laisse lire ce document trouvé sur Persée, rédigé par Albert Michot* en 1947, c'est édifiant.

Il faut bien se souvenir également que le lait de vache est l'aliment essentiel et unique pour les nourrissons et, si il est de mauvaise qualité, c'est la santé des enfants qui est mise en danger par le mouillage. D'ailleurs, toujours d'après le document d'Albert Michot, la mortalité infantile a pris énormément d'ampleur pendant la guerre 1939-1945.

Albert Michot était démographe, membre du premier Institut National d'Etudes Démographiques et directeurs des cabinets du secrétaire d’État à la Présidence du Conseil et du sous-secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement en 1947.

 - Est-ce que ça existe encore ? 
Je vous laisse lire cet article de UFC Que Choisir ? de 2010, pour répondre à cette question. 

- Et Marie dans tout ça ? 
Eh bien elle est décédée en 2007, à l'âge de 104 ans. 

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